Jean-Michel Planche (Witbe) : « Travailler avec les opérateurs mondiaux, c’est aussi passionnant qu’être opérateur soi-même »

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Witbe (monitoring de services IT) fête ses dix ans. En tant que pionnier du Net français, son président Jean-Michel Planche revient sur la décennie 2000 – 2010 : bulle Internet, haut débit, Internet mobile, IPv6, fibre, neutralité du Net…

ITespresso.fr : Vous êtes plutôt blog ou réseaux sociaux ?
Jean-Michel Planche : Ni l’un ni l’autre… du moins pas dans leur forme extrême que je vois aujourd’hui où l’outil semble avoir pris le pas sur le sens. Aujourd’hui on parle de « blogueurs » comme d’une catégorie « ultime », qui aurait des droits différents car faisant partie d’une « élite », capable d’influence. On dit aussi que si tu n’es pas sur Twitter ou Facebook avant 20 ans, c’est que tu as raté ta vie… Tout cela, c’est du Minitel 2.0 et même pire, car c’est l’utilisateur qui fait tout le travail. Au moins dans le Minitel Rose, il y avait une notion « d’animation » (rires). Je me bats pour que chacun puisse « exister numériquement » et cela ne veut pas dire tomber dans les griffes de quelques-uns ou passer sous les fourches caudines des intérêts mercantiles des autres. Cela veut dire : pouvoir se passer d’eux et pouvoir assurer notre propre existence numérique. Seul. Mais c’est aussi pouvoir créer et devenir le nouveau Facebook ou Google. Et ça, ce n’est pas gagné. Donc, j’ai une machine allumée 24h/24 sur l’Internet depuis 24 ans, j’ai un site Web depuis 1993, j’ai un blog et on peut me trouver sans mal sur Twitter, mais plus difficilement sur Facebook où je suis en NPAI : « N’habite Pas à l’Adresse Indiquée ».

ITespresso.fr : Le wap et l’iMode en 2000, l’iPhone et plus généralement les smartphones en 2010 : En dix ans, quel regard portez-vous sur le décollage raté puis l’accélération de l’Internet mobile ?
Jean-Michel Planche : Que tôt ou tard le bon sens et la raison finissent toujours par gagner. Que tout ce qui est fermé n’est pas de l’Internet et que l’Internet finit toujours par gagner. L’Internet mobile n’a pas grand sens pour moi. Je préfère largement la notion de continuité de services. En fait parler d’Internet mobile, d’Internet, d’Internet des objets, de mobile comme s’il s’agissait de choses différentes ne permet pas d’entrevoir le potentiel du tout réuni. Nous vivons dans un monde connecté et de mieux en mieux connecté. La clé est la continuité de services au travers d’une multitude de terminaux, de réseaux et le sens et les responsabilités que l’on met derrière tout cela. Le reste, c’est du bullshit marketing de sociétés qui veulent nous vendre leur vision, conceptualisée par des produits éphémères et non structurants ou des services les moins interopérables possibles pour tenter de capter le maximum de valeur.

ITespresso.fr : On parle depuis dix ans de l’adoption du protocole IPv6 mais peu d’opérateurs semblent se mobiliser pour encourager son adoption… Le risque de pénurie d’IPv4 est-il réel ?
Jean-Michel Planche : Oui. A force d’avoir trop crié au loup, on n’a pas pris ce problème au sérieux. Mais, maintenant, on est clairement face à l’épuisement de ressource, qui je le rappelle est, en principe, un bien collectif, donc précieux. Est-ce grave ? Oui, bien sûr, mais pas pour la raison que l’on croit. Ce n’est pas grave parce qu’il n’y aura bientôt plus d’adresses à distribuer. C’est grave parce… ce n’est pas grave. On peut faire avec cette limitation, car on ne parle déjà plus de l’Internet que je connaissais et que j’ai contribué à construire. L’Internet devient de plus en plus une sorte de réduction primaire, dans laquelle seuls quelques gros (sites) risquent de surnager. Aujourd’hui, la plupart des usages de Madame Michu se font au travers du port 80… c’est-à-dire le Web. Ce port a la particularité de pouvoir être facilement « bricolé » et de permettre l’accès de centaines, de milliers de personnes, sur une seule adresse Internet réelle (proxy, NAT and co). Quand on utilise ces mécanismes de conversion, ce n’est déjà plus tout à fait de l’Internet (conversion d’un protocole/adresse « privée », non routée et non routable sur l’Internet en un protocole/adresse routable). Tout devient pré-déterminé et l’innovation est forcément beaucoup plus limitée.

ITespresso.fr : En clair, la capacité d’innovation risque d’être amoindrie ?
Jean-Michel Planche : Si demain un nouveau protocole apparaît et qu’il me semble important, je ne serais malheureusement pas certain de pouvoir en profiter. C’est bien dommage. Mais pire : ma propre capacité d’innovation va se retrouver limitée. En effet, il faut penser « est-ce que mes usagers pourront accéder à mon service ? Ne sera-t-il pas filtré ? Passera-t-il les firewalls, le NAT, etc. Plutôt que d’innover, on risque de se reposer intellectuellement derrière la force de diffusion et les innovations des autres. Par exemple, pour être sûrs que nos vidéos soient accessibles au plus grand nombre, nous irons les faire héberger par Google/YouTube. C’est sûr que l’émergence d’un nouveau YouTube en sera d’autant plus difficile.

ITespresso.fr : Comment généraliser le très haut débit, qui peine à progresser en France ? L’idée de remonter un fournisseur d’accès « fibre » [après avoir co-fondé le service d’accès Internet Oléane dans les années 90, ndlr], vous n’y pensez pas un peu le matin en vous rasant ?
Jean-Michel Planche : A voir l’actualité, parfois cela démange. Mais j’en reviens vite à ma raison première. J’ai appris beaucoup de choses lorsque j’étais « opérateur » et j’ai souhaité mettre cette connaissance au service des autres, d’où la création de Witbe. Travailler avec autant d’opérateurs dans le monde, mais aussi avec toutes ces entreprises, c’est tout autant passionnant qu’être opérateur soi-même. Je pensais en effet que l’un des principaux challenges des opérateurs serait la maîtrise de la qualité qu’ils devront délivrer, dans un environnement hétérogène, qu’ils ne contrôleront plus de bout en bout. Les services opérateurs deviendraient de plus en plus critiques, l’Internet omniprésent, la qualité ne serait donc plus une option. Il fallait donc faire évoluer l’industrie de la supervision et du monitoring pour être en phase avec ces nouveaux challenges et aider mes pairs à passer la vague. Et cela m’occupe déjà beaucoup. Cela se passe, maintenant, à la différence d’Oléane, à l’échelle internationale. Pour revenir au sujet d’un nouvel opérateur, je vous rappelle que la baseline d’Oléane était : « l’Opérateur Internet ». C’était en 1993 déjà et cela résumait tout. J’aimerais bien qu’il existe aujourd’hui un opérateur Internet tel que je l’imagine. Il y a encore beaucoup à inventer dans cet univers mais ensuite, qu’il travaille sur fibre, DSL ou pigeon voyageur, c’est une autre histoire. A l’époque je disais aussi que l’Internet passerait partout… même sur de la moquette électro-statiquement chargée ;-) Maintenant il est clair que la fibre optique nous ouvre un champ des possibles absolument considérable si tant est que nous l’exploitions correctement. Il y a plus de différence entre l’ADSL et l’optique qu’entre le RTC avec son fameux modem et l’ADSL.

(Lire la fin de l’entretien page 3)

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