Jean-Michel Planche (Witbe) : « Travailler avec les opérateurs mondiaux, c’est aussi passionnant qu’être opérateur soi-même »

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Witbe (monitoring de services IT) fête ses dix ans. En tant que pionnier du Net français, son président Jean-Michel Planche revient sur la décennie 2000 – 2010 : bulle Internet, haut débit, Internet mobile, IPv6, fibre, neutralité du Net…

ITespresso.fr : Vous participez au débat sur la neutralité du Net en France. Un « internet segmenté » est-il un risque réel ?
Jean-Michel Planche : J’ai beaucoup écrit sur le sujet et même repris un (une) ministre qui nous expliquait qu’un Internet à plusieurs vitesses serait un non-sens. Bien sûr que l’on se dirige vers un Internet à plusieurs classes de services (c’est à dire avec différents niveaux de qualités) et même malheureusement vers plusieurs Internet. Pour ce qui est des classes de services, ce n’est pas nouveau. Il n’y a pas un mais des Internet. L’Internet universitaire est différent de l’Internet grand public, qui lui-même est différent de l’Internet professionnel. On obtient encore aujourd’hui une bonne interopérabilité, même si ce ne sont pas les mêmes moyens, les mêmes ambitions, les mêmes garanties de fonctionnement…Par contre, on peut craindre le pire quand certains marketeurs boutonneux vont créer un « Internet illimité » avec que du Facebook, du Dailymotion et du mail sur la plate-forme de l’opérateur accessible entre 16h et 20h, sauf le week-end.

ITespresso.fr : Finalement, c’est grave docteur ?
Jean-Michel Planche : Tout cela ne sera pas bien grave SI nous savons ce que nous achetons avant de l’acheter (transparence de l’offre tant en terme de fonctionnalités que de qualité). SI nous avons le choix, c’est-à-dire le choix de pouvoir toujours acheter un VRAI Internet, ET SURTOUT si nous restons dans un pays concurrentiel : si l’offre ne nous plaît pas, il est alors possible de retrousser ses manches et faire son propre Internet, ses propres produits et services ET accéder au marché (c’est à dire avoir la possibilité de vendre). Voilà mes vraies craintes. Le reste n’est pas essentiel. Il y aura toujours un Internet qui suffira à satisfaire quelques grands et qui tendra davantage à abrutir notre Madame Michu qu’à réveiller sa conscience et sa capacité de se rebeller positivement (sous l’angle : comment entreprendre pour changer le monde). Il y a un marché de « consommateurs », il faut le respecter. Mais il faut aussi respecter ceux qui veulent créer, innover et qui ne se retrouvent pas forcément dans le monde qu’on leur donne. Aux États-Unis, c’est une force à tel point qu’ils disent « Change the world ». On parle même de HACKER. Ici, c’est une faiblesse et HACKER semble être un gros mot, mal utilisé d’ailleurs par des gens qui l’accaparent surtout pour faire des conneries (attaques DoS…).

ITespresso.fr : Vous avez déposé une contribution intitulée « Hackaton à l’Elysée » après le fameux déjeuner Internet à l’Élysée… Êtes-vous satisfait de cette intrusion dans l’espace politique ?
Jean-Michel Planche : Humm… Sur le coup, je me suis dit satisfait de voir qu’une porte s’entre-ouvrait dans une action qui était jusque-là inaccessible. Maintenant, avec le recul et une analyse à froid de tout ce que m’a « coûté » cette rencontre, je dirais – pour contre-balancer ce que certains ont appelé une naïveté – que je suis déçu de voir qu’en France, si l’on veut faire bouger les choses, on a toujours une partie des gens sur le dos. Les sceptiques, les jaloux, les opportunistes, les « cela ne marchera jamais », les contre… Il est amusant de savoir qu’au moment où le Président nous recevait, son homologue américain invitait, lui, les plus grands industriels du numérique de son pays. Je ne pense pas que cela ait fait autant de vagues que chez nous…Mieux, c’était même normal et valorisant pour les uns et pour les autres. Je suis déçu ou plutôt frustré de n’avoir pas mieux préparé les sujets pour encore mieux faire comprendre au Président que le numérique n’est pas une matière comme les autres et en son sein, l’Internet mérite une connaissance et un traitement particulier. Que l’Internet ne fait pas que rimer avec Net et qu’il englobe des valeurs humanistes bien plus larges que les sites Web dont tout le monde parle. J’ai utilisé le terme de « technologie inspirée ». Je ne suis pas certain que cela soit compréhensible entre le fromage et la poire. Je suis aussi frustré de ne pas avoir eu assez de temps pour parler des opportunités fantastiques qu’offrent le numérique et des infrastructures avancées en termes d’avantages compétitifs majeurs à un pays. Déçu aussi de ne pas avoir pu mieux expliquer pourquoi la méthode du gouvernement finit souvent de la même façon lorsqu’il s’agit de numérique et de l’Internet en particulier.

ITespresso.fr : On se donne rendez-vous dans dix ans, même jour, même heure…Petit exercice de prospective : nous sommes en décembre 2020. Que s’est-il passé au cours des dix dernières années ?
Jean-Michel Planche : Je crois que nous sommes au bout de ce que nous pouvons faire côté technologie réseau, technologie d’accès. Du moins au bout du visible. Que voulez-vous qu’il existe de vraiment différent de maintenant ? On ira un peu plus vite, pour beaucoup plus cher. Non, je plaisante : pour beaucoup moins cher, bien sûr. Le sujet ne serait-t-il pas plutôt le suivant : quelle évolution du politique et du social dans un monde massivement connecté ? Quelle société cela va-t-il permettre de créer ? Serons-nous capables de vivre mieux ? Et cela passera forcément par « un mieux vivre ensemble ». Ou aurons-nous accentué les clivages comme nous tendons à le faire aujourd’hui ? Et nous aurons écrit notre Mad Max 1 : l’information et les services auront remplacé la pénurie de pétrole et les tuyaux de nos opérateurs seront les routes désertiques d’Australie… L’innovation sera dans les logiciels qui permettront de créer les services qui nous faciliteront la vie et nous permettront de remettre l’humain au centre. Serons-nous capables encore de les créer ou cela sera-t-il réservé à quelques élites ? C’est là aussi un choix de société et cela touche à l’éducation. Allons-nous continuer de former, au fil des générations technologiques, des pro-Thomson TO7, des pro-Office, des pro-Google ? Allons-nous savoir remettre l’humain au centre du dispositif et lui redonner l’envie du simple, du beau et de l’utile ? Dans une conférence en 2008, j’avais dit que le prochain service gagnant sera celui qui me fera gagner du temps, celui qui me fera gagner de l’argent (ou pour le moins éviter d’en perdre), celui qui saura m’émouvoir. Mais j’avais aussi cité Théodore Monod qui disait : « Je suis persuadé que le salut des individus est dans le rejet de tout le compliqué, l’artificiel, l’inutile dont la civilisation nous gave à étouffer. »

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