Jérémie Mani (Netino) – Soutien Facebook au bijoutier de Nice : « Je ne crois pas à l’achat massif de like »

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Pourquoi cet emballement d’une page Facebook liée à un fait divers ? 1,5 million de fans en quelques jours, du jamais vu. Interview du président de Netino (modération UGC).

La page Facebook dédiée à l’affaire du bijoutier de Nice rencontre un grand écho.

Tout part d’un fait divers qui a visiblement marqué les esprits sur fond de débat regénéré sur la légitime défense.

Stephan Turk, un bijoutier niçois, a tué le 11 septembre un des braqueurs de son magasin. Il a ensuite été mis en examen pour homicide volontaire et assigné à résidence avec bracelet électronique.

Avec 1,5 million de « fans » acquis sur la page de soutien du bijoutier sur Facebook en quelques jours, le phénomène interpelle les professionnels du Web.

Trucage du compteur ou véritablement emballement sur le réseau social ? Qui tire les ficelles ?

Netino, prestataire spécialisé dans la modération des contenus générés par les utilisateurs (le fameux User Generated Content ou UGC), travaille avec plusieurs sites médias dont LeMonde.fr et Europe1.fr (voir vidéo).

Son président Jérémie Mani dispose d’un bon poste pour observer ce phénomène d’une ampleur inégalée autour de cette page Facebok « Soutien au bijoutier de  Nice ».

(Entretien téléphonique réalisé le 16 septembre 2013)

ITespresso.fr : Comment expliquez-vous cet emballement pour ce fait divers sur Facebook ?

Jérémie Mani : C’est fréquent dans le cas de faits divers pointant du doigt l’immigration. Mais, là, le phénomène identifié est assez rare.

Parvenir à un million et demi de « likes » en moins d’une semaine, c’est impressionnant. Je ne crois pas que l’on soit arrivé à ce degré auparavant.

J’entends les commentaires sur de possibles « achats de like ». Je n’y crois pas. Mais ce serait trop voyant. Eventuellement au début pour attiser et passer la barre des 10 000 à 50 000 fans.

De ma propre expérience, j’ai six amis qui ont « liké » la page. Et ils sont très loin d’être des grands professionnels du Web ou des soutiens de l’extrême-droite.

ITespresso.fr : Comment expliquer cette montée en charge de likes sur cette page Facebook ?

Jérémie Mani : Je crois qu’il y a un vrai soutien populaire mais aussi une certaine façon par l’extrême-droite de manier les réseaux sociaux et les commentaires.

A savoir un fait divers monté en épingle. Authentique mais « promu » en vue d’une exploitation à des fins politiques. La page en elle-même est inattaquable. Le message reste positif : on soutient le bijoutier de Nice. Il n’y a pas de message politique. L’auteur précise qu’il faut avoir un peu de dignité et ne pas politiser cette histoire. C’est une réflexion typique d’extrême-droite.

Je ne dis pas que ce message en est un. Mais cela y ressemble beaucoup. On fait ensuite monter la sauce à travers les commentaires. Ils sont parfois très virulents et des propos sont balancés sur ce que la page ne dit pas.

C’est le même système dans les espaces contributifs disponibles sur les médias en ligne. C’est souvent les mêmes personnes qui rencontrent des personnes très neutres et qui derrière, avec d’autres comptes, vont fustiger l’immigration. Avec le message d’extrême-droite qui passe derrière.

Au départ des commentaires sur cette page Facebook, cela a commencé avec une certaine Christelle de France. On ne sait rien d’elle parce que son profil n’est pas public. Si ce n’est que son avatar est assez explicite (« France révolution », « Patriote mais pas collabo »…). Elle a été très présente dans les commentaires pour relancer le sujet. Plutôt agressive et clairement marquée d’extrême-droite. En s’en prenant à tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec son propos.

Si c’est une manoeuvre de militants d’extrême-droite, c’est un coup classique mais qui a très bien marché. Il est intéressant de remarquer que, dans la plupart des commentaires, le débat ne porte pas sur une évolution éventuelle de la notion de légitime défense mais d’immigration.

ITespresso.fr : Vous faîtes partie du camp des experts qui assurent qu’il est difficile de truquer les « likes » à ce point en si peu de temps.

Jérémie Mani : Pas impossible mais extrêmement surprenant. Quand vous avez autant de professionnels et de médias qui essaient de scruter si c’est vrai ou pas. Et que personne n’arrive à prouver qu’il y a un problème, c’est que vraisemblablement, il n’y a pas de trucage.

Le nombre de partages est intéressant : 250 000. Et cela, c’est avéré. Le buzz est incroyable au-dessus du million.

On a le côté un peu compassionnel avec l’usage facile du « like » et, pour beaucoup de gens, sans arrière-pensée (« Ce pauvre type n’avait rien demandé »). Et ces gens ne prennent pas forcément le temps de « liker ».

On dépasse très largement le cadre classique d’une page Facebook.

ITespresso.fr : Netino propose des prestations pour modérer les espaces contributifs sur les sites médias. Percevez-vous le même emballement sur d’autres supports ?

Jérémie Mani : Tous les articles qui évoquent ce fait divers ont énormément de commentaires. Mais c’est classique pour ce type de fait divers.

En revanche, c’est le premier à ma connaissance qui donne lieu à une page de soutiens sur Facebook, qui génère autant de » like » et qui bénéficie d’une telle diffusion. C’est du jamais vu.

ITespresso.fr : Peut-on émettre l’hypothèse d’un bug Facebook ?

Jérémie Mani : Je ne pense pas. C’est très difficile à prouver. Je pense que c’est une récupération de l’extrême-droite. Maintenant, au regard de sa popularité, cette page touche l’ensemble de la population active de Facebook en France.

ITespresso.fr : Récupération de l’extrême-droite ne veut pas dire être à l’origine de la page Facebook…

Jérémie Mani : Oui mais le fait d’ouvrir cette page de manière anonyme laisse planer le doute. Généralement, on peut trouver un collectif de voisins ou une association qui n’a pas peur de se montrer.

Là, c’est différent. Pourquoi se cacher si on n’a pas l’intention de détourner le débat ? Cela ne contribue pas à rassurer sur la véritable origine de cette page et sur les éventuelles arrière-pensées politiques de l’auteur.

ITespresso.fr : Donc, malgré les efforts de Facebook pour authentifier les comptes, l’anonymat demeure courant sur le réseau social…

Jérémie Mani : Le fait qu’il y ait des faux comptes sur Facebook, ce n’est pas nouveau. Il est possible de créer plusieurs comptes. En fait, Facebook raisonne par adresses IP. Dès que vous avez la même adresse IP, il supprime quelques comptes. Mais, attention, il existe un temps de latence d’environ une semaine.

Il ne serait pas surprenant qu’un certain nombre de comptes de cette page Facebook soient supprimés d’ici quelques jours. Des contributions d’une seule personne mais à partir de plusieurs comptes pourraient disparaître.

Mais cela reste un phénomène en marge qui n’explique pas le million et demi de « like » atteints.

ITespresso.fr : Quid de Facebok ? Le réseau social filtre-t-il directement les contenus illicites et notamment les commentaires appelant à la haine raciale ?

Jérémie Mani : A ma connaissance, non. Et s’ils le font, il y a un temps de latence d’au moins trois mois. En France, Facebook n’a pas d’équipes pour filtrer les commentaires. En revanche, ils font attention aux pages de groupes néo-nazis mais il faut un certain nombre de plaintes avant qu’ils regardent davantage.

On est sur le thème de la liberté d’expression à l’américaine : on peut traiter son voisin de pédophile mais dès que des images un peu trop érotiques sont postées sur une page, elles sont enlevées rapidement.

ITespresso.fr : Fin août, à Marignane, un homme de 61 ans succombe à ses blessures après avoir tenté d’intercepter deux malfaiteurs en scooter qui se sont attaqués à un bar-tabac. Pourquoi cet autre fait divers marquant n’a pas provoqué un tel bruit sur Facebook ?

Jérémie Mani : C’est pour cela que je reste persuadé que la page Facebook du soutien au bijoutier de Nice n’a pas été lancée de manière innocente et qu’elle entre dans une démarche professionnelle.

Il y a une volonté initiale de monter une page destinée à avoir beaucoup de soutiens.

Parallèlement, on trouve beaucoup d’autres petites pages qui se sont créées autour du bijoutier de Nice et qui renvoie à la page principale. Comme une logique de référencement. On trouve assez facilement sur Facebook une page annexe avec 11 000 « J’aime ».

ITespresso.fr : La coïncidence de l’organisation de l’université d’été du FN, qui s’est déroulée ce week-end à Marseille, est également troublante…

Jérémie Mani : C’est un facteur qui se rajoute. Et Jean-Marie Le Pen a déclaré qu’il aurait fait la même chose que le bijoutier quelques jours après la création de la page Facebook.

Si le FN avait cherché à créer du buzz sur cette affaire, il ne serait pas mieux débrouillé que cette page Facebook.

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