Réguler la blockchain : comment passer du POC à la production

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Quelles pistes de régulation pour la blockchain ? Un forum organisé à Paris a permis de confronter les points de vue des acteurs et des observateurs de l’écosystème.

La blockchain ? Pour Cédric Bonnet, ostéopathe de profession et fondateur d’Option Santé, « on sait ce que ça fait… et aussi ce que ça ne fait pas ».

Dans le même ordre d’idée, Stefano Volpi, à l’origine de la start-up Connecting Food, estime que « ce n’est qu’une brique ; pas LA solution ».

Par définition, cette technologie de stockage et de transmission d’information est présentée comme une base de données numérique infalsifiable qui fonctionne sans autorité centrale ou tiers de confiance,  selon l’association Blockchain France.

Bertrand Copigneaux, de l’IDATE, va plus loin : il ne voit « pas de remise en cause significative des chaînes de valeur existantes ».

On l’aura constaté ce jeudi dans l’enceinte du pôle CCI Porte de Champerret (Paris 17e) : les intervenants du Blockchain Forum se sont livrés à un véritable exercice de désacralisation, pour mieux aborder les problématiques inhérentes à l’essor des technologies de registres distribués et décentralisés.

Entrepreneurs, grands groupes, universitaires, professionnels du droit… Tous s’accordent sur le défi du passage à l’échelle : « Des développements sont nécessaires pour passer d’un PoC [preuve de concept, ndlr] à la production », affirme l’IDATE, tandis qu’IBM reconnaît qu’un seul des quelque 300 projets en cours sur son environnement Hyperledger est entré en phase d’industrialisation.

En observation

Un autre enjeu fait consensus : il faut comprendre la blockchain avant de la réguler. Représentée par Pierre Marro, de la DG CONNECT, la Commission européenne a adopté cette approche, en prenant du recul vis-à-vis de Bitcoin, dont la réglementation « dépendra des mouvements de la BCE ».

L’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) est sur la même ligne. Elle a lancé, au mois de juin, sa deuxième consultation publique sur le sujet, en partant d’un postulat : des modèles d’exploitation devront émerger avant de pouvoir déterminer l’impact que la blockchain aura sur le secteur.

Pour Bruxelles, l’heure est à la cartographie de l’écosystème. Non seulement pour déterminer quels projets pourraient être soutenus et sous quelles conditions (la chaîne alimentaire, la gestion des droits numériques et la lutte contre la contrefaçon ont été définis comme « domaines d’intérêt »), mais aussi repérer les initiatives prises par les États membres.

En la matière, la France a exprimé, par la voie de Manuel Valls, vouloir être la première à « fixer les conditions juridiques et de sécurité dans lesquelles on pourra réaliser les transactions financières décentralisées sur Internet, ce qu’on appelle le [sic] blockchain ».

L’impulsion n’est pas venue du pouvoir législatif, mais d’une ordonnance du 28 avril 2016 (no 2016-520) qui donne aux SA et aux SARL dont le capital est entièrement libéré le droit d’émettre, par l’intermédiaire de plates-formes agréées disposant du statut de conseiller en investissement participatif (CIP), des titres représentatifs de dette : les « minibons ».

Les minibons et au-delà

Un décret (no 2016-1453) paru le 30 octobre 2016 au Journal officiel précise les conditions d’application de l’ordonnance en question, entrée en vigueur le 1er octobre. Relatif aux « titres et aux prêts proposés dans le cadre du financement participatif », il établit, entre autres, que « l’émission et la cession des minibons peuvent […] être inscrites dans un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant l’authentification de ces opérations ».

C’est le premier texte de droit français à introduire une définition de la blockchain.

Restent toutefois des points d’interrogation, en tête desquels les conditions de sécurité qui devront être satisfaites pour l’inscription d’opérations dans un tel « dispositif d’enregistrement électronique » – un groupe de députés d’opposition emmené par Laure de La Raudière (LR, Eure-et-Loir) a suggéré, sans succès, d’utiliser le terme « registre ».

Le décret qui précisera ces conditions n’arrivera pas avant 2017, comme le souligne Michelle Abraham.

Cette avocate au Barreau de Paris a découvert Bitcoin en 2014 et s’est passionnée pour la technologie sous-jacente en constatant la diversité des points de vue entre autorités nationales. Elle considère que le principal levier de développement des registres décentralisés sera la capacité à donner une valeur juridique à d’autres types d’inscriptions que les minibons.

Définitivement adopté par le Parlement le 8 novembre 2016, le projet de loi « Sapin II » relatif à la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique ouvre une piste.

L’article 120 autorise en l’occurrence le gouvernement à prendre, par voie d’ordonnance dans un délai de 12 mois à compter de la promulgation du texte, les mesures nécessaires pour « adapter le droit applicable aux titres financiers et aux valeurs mobilières afin de permettre [leur] représentation et [leur] transmission au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé […] ».

La blockchain en coulisse

Pour Michelle Abraham, l’attribution d’une valeur juridique à ces enregistrements est cruciale pour envisager le développement de services au-delà des échanges interentreprises, lesquels peuvent faire l’objet de contrats.

Dans le secteur de la finance, on explore précisément cette dimension de « back-office ». Avec un objectif : tirer davantage de valeur d’une data aujourd’hui fragmentée entre des acteurs qui ont chacun leurs bases de données.

La mise en place d’un référentiel commun hébergé sur une blockchain permettrait par exemple à une société d’obtenir des informations sur l’intégralité de ses actionnaires sans faire face aux limites du modèle actuel fondé sur un dépositaire central qui n’a connaissance que des plus gros porteurs.

La blockchain présente aussi des possibilités d’exploitation dans le transactionnel, comme on a pu le voir sur la gestion du collatéral non cash pour les prêts-emprunts, l’assurance P2P ou le marché des changes. Même si des questions se posent sur l’interopérabilité des blockchains entre elles et avec les systèmes actuels.

« Utiliser la blockchain est envisageable dans le domaine du non coté […], mais c’est plus difficile dans les cas où une infrastructure est déjà en place, comme pour les dépositaires et les chambres de compensation », résume Romain Devai, directeur de TheFundsChain (exploitation de blockchains pour l’industrie de la gestion d’actifs).

Du PoC à la prod

On aura constaté, au fil des conférences et des ateliers, l’attrait des professionnels de la finance pour Hyperledger.

IBM s’est appuyé sur ce projet communautaire chapeauté par la Fondation Linux pour développer un framework permettant l’exploitation sécurisée de blockchains avec, entre autres, des fonctions d’audit, de détection des accès non autorisés et de cloisonnement.

CTO de la branche française du groupe informatique américain, Philippe Bournhonesque revient sur des projets lancés avec Walmart dans la traçabilité de la nourriture en Chine, avec la ville suédoise de Kouvola pour connecter les ERP des entreprises de logistique ou encore avec Crédit mutuel Arkéa sur le partage d’identités de clients entre les acteurs de la fédération.

Le seul projet Hyperledger à être entré en phase industrielle porte sur la résolution de litiges.

« Gérer une blockchain de production n’est pas si facile. On ne peut pas faire de rollback comme on le veut sur des smart contracts », explique Philippe Bournhonesque, tout en revenant sur le lancement imminent de Hyperledger 1.0, qui apportera notamment la possibilité de mettre en place des « consensus au sein du consensus ».

Autre chantier : la capacité de montée en charge. IBM vise, à terme, les 10 000 transactions par seconde, contre une centaine en l’état.

Open innovation

L’IDATE a cerné cet écueil : avec respectivement 25 et 7 transactions par seconde, Ethereum et la blockchain de Bitcoin restent loin des 2 000 opérations que le réseau Visa peut traiter dans le même laps de temps.

Dans ce domaine, on surveillera le projet IOTA, soutenu par plusieurs pays scandinaves et qui bouleverse le principe du registre décentralisé en supprimant aussi bien les blocs que les mineurs. L’enregistrement de transactions devient une affaire de femtosecondes.

IOTA a été conçu prioritairement pour l’Internet des objets. Un secteur qu’IBM lorgne aussi bien pour le traçage de composants que pour le suivi de logs de maintenance. Des jonctions avec l’intelligence artificielle Watson sont à l’étude, par exemple pour mettre en relation des annonceurs et des espaces publicitaires situés sur des affichages connectés.

La notion d’historique commun et les capacités d’horodatage, principaux usages de la blockchain à l’heure actuelle, posent aussi un cadre idéal d’open innovation. Ou comment permettre aux entreprises de valoriser leurs données hors de leur périmètre, dans une logique de « coopétition », avec la possibilité de fixer des règles claires par consensus, de certifier l’information et de l’attribuer de manière infalsifiable aux contributeurs dont elle émane.

Quels scénarios d’application ? On a retenu cette « place de données RH » permettant de vérifier l’authenticité de CV. Mais on pourrait aussi mentionner le partage de fichiers clients entre des banques.

En illustration, Pierre Marro (DG CONNECT).


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