World Wide Web: la ‘neutralité du Net’ aussi sur la sellette… en France

Mobilité

Face à la surconsommation de bande passante, les opérateurs pourraient exiger des éditeurs des « droits de passage haut débit ». Enquête.

Par Nicolas Guillaume.

Alors que le débat sur la neutralité Internet (Net neutrality) fait rage aux États-Unis, il pourrait déborder en Europe. Déjà en France, certains professionnels de l’Internet commencent à craindre des dérives, tout en restant prudents sur le sujet tant il est potentiellement explosif dans les relations entre opérateurs et éditeurs.

Le terme anglo-saxon « net-neutrality » a été introduit en 2005 par Tim Wu, professeur à l’université de Columbia. Il décrit un concept selon lequel les architectures et les opérateurs de réseaux ne devraient pas effectuer de discrimination entre les applications utilisant ces réseaux…

Prenons un exemple factice : le fournisseur d’accès Internet baptisé Access Broadband juge que la plate-forme de partage vidéo FullVideo.com consomme trop de bande passante sur son réseau. Il pourrait alors décider de rendre l’accès au service FullVideo plus lent et difficile pour laisser la priorité de la bande passante à d’autres services Web plus classiques et moins gourmands en débit (un annuaire en ligne d’entreprises par exemple).

Si FullVideo réclame plus de bande passante, alors il sera soumis à une taxe, un droit de passage au haut débit en quelques sortes, afin que les clients d’Access Broadband puisse accéder à la plate-forme vidéo sans encombres. On imagine au passage les dommages collatéraux que cela pourrait causer à un hébergeur et ses éditeurs clients (comment réagirait un site de commerce électronique dont l’accès lent empêcherait les internautes de consulter son catalogue en ligne?).

Quelques prémices en France

En France, on a déjà ressenti quelques prémices de ce délicat sujet. En 2005, un incident entre Wanadoo (ex-nom du service d’accès Orange par France Telecom) et l’hébergeur OVH avait démontré toute la difficulté pour différents prestataires de s’interconnecter avec certains gros réseaux, et à plus forte raison lorsque les activités sont soumises à concurrence directe. Les deux sociétés ont trouvé une solution temporaire au bout de plusieurs heures qui a consisté à faire transiter les données par le biais d’autres opérateurs. Une solution d’urgence qui n’est pas à la portée financière d’acteurs de taille modeste.

« Les fournisseurs d’accès sont très forts : ils font payer leur abonnés pour accéder à Internet, et font payer les éditeurs et prestataires de services Internet pour accéder à ces mêmes abonnés », s’indigne un ingénieur systèmes et réseaux d’un éditeur de service web souhaitant conserver l’anonymat. « Ces sociétés qui ont par le passé vanté les mérites du téléchargement, prônent aujourd’hui pour certaines la fibre pour tous, mais veulent garder les contenus en interne ou faire payer l’accès à leur réseau plutôt que de s’interconnecter par le biais de liens de peering*. Tout cela bien entendu au détriment de la notion d’échange et de libre circulation sur Internet qui au final, se répercute techniquement sur les internautes, que ce soit des utilisateurs grand public ou des entreprises. »

L’Afnic voit rouge

Selon nos informations, plusieurs voix (issues du monde des hébergeurs et des éditeurs web) seraient en train de s’élever pour réclamer une intervention du législateur afin qu’il puisse définir un encadrement précis de cette interconnexion pour assurer une neutralité totale des FAI, qui jouent les intermédiaires entre les internautes et le World Wide Web. La position des prestataires ISP (Internet Service Provider) concernés serait intéressante à connaître mais ce n’est pas sûr qu’ils parlent d’une seule et même voix sur le sujet. A noter toutefois que les opérateurs télécoms (fixes, mobiles et Internet) ont récemment monté la Fédération Française des Télécommunications et des Communications Électroniques pour défendre leurs intérêts sur des dossiers télécoms sensibles et monter des opérations de lobbying.

Le concept de neutralité ne se cantonne pas à une limitation de trafic. Il peut également s’agir, dans d’autres circonstances, de bloquer l’accès à des applications (bridage de ports) comme le réclament depuis longtemps les détracteurs du peer to peer (P2P) ou encore de détourner différents systèmes de leurs usages conventionnels.

L’Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC), qui gère notamment le domaine « .fr », a récemment souhaité attirer l’attention de la communauté Internet française sur la publication récente de la recommandation RFC 4924 (RFC signifiant request for comment) intitulé Reflections on Internet Transparency (Réflexions sur la transparence de l’Internet). Ce dernier est essentiellement consacré à rappeler l’importance de ne pas préjuger des usages et des applications : l’Internet doit rester transparent et neutre, c’est-à-dire traiter de la même façon toutes les unités d’information (les paquets IP), sans privilégier ou contrarier certaines applications.

Dans un communiqué en date du 10 septembre, l’Afnic soutient sur ce point que « cette neutralité a permis et permettra le déploiement rapide de nouvelles innovations » et poursuit en dénonçant les possibles manipulations de l’espace des noms de domaine (namespace mangling), qui d’après elle, « ne devraient donc jamais être imposées aux utilisateurs de l’Internet ».

« Le peering gratuit n’existe plus vraiment »

Ce n’est un secret pour personne, la vidéo en ligne est particulièrement gourmande en bande passante et certains fournisseurs d’accès n’avaient apparemment pas imaginé devoir mettre à jour leur infrastructure aussi rapidement ce qui implique pour eux des coûts supplémentaires qu’il faut bien amortir.

« Le peering gratuit n’existe plus vraiment », affirme Michel Meyer, président fondateur de Kewego, une jeune pousse qui développe une plate-forme vidéos en marque blanche. « Nous avons intégré cette problématique de bande passante que je connaissais bien grâce à mon histoire chez Multimania, dès la conception de la plate-forme. Nous sommes aujourd’hui prêts pour faire face à des montées en charge très rapide, comme lorsque M6 fait de la publicité à 20h00 sur sa plate-forme Wideo que nous gérons ».

Mais les sites Web ne sont plus conçus comme ceux qu’hébergeaient Multimania en son temps. « Un utilisateur qui passait une heure à surfer sur des pages comprenant simplement du texte et quelques images, passe maintenant au moins dix minutes à regarder de la vidéo qui consomme nettement plus de bande passante chez son fournisseur d’accès. Et cela n’est pas prêt de s’arrêter ! », poursuit Michel Meyer.

Quand Dailymotion fait péter les tuyaux
En août 2007, Dailymotion a mettait en lumière, sur son blog, le problème de l’explosion du trafic que beaucoup imputent aux services de diffusion et partages de contenus multimédias. « Jeudi matin [le 9 août, ndlr], notre interconnexion 10 Gbps avec le réseau (peering) de Neuf Cegetel s’est vue bridée à 1 Gbps rendant inutilisable le service Dailymotion par leurs abonnés. Nous n’étions pas totalement surpris puisque après des discussions non concluantes avec Neuf Cegetel concernant la facturation de ce peering gratuit, ses jours étaient comptés. » Interrogé par Vnunet.fr le 24 septembre, Martin Rogard, responsable contenus France de Dailymotion, a accepté de nous donner des éclaircissements sur les enjeux globaux. « Nous réfléchissons en permanence à des solutions innovantes pour améliorer notre service, cela fait partie de notre savoir-faire et de notre avantage concurrentiel », explique le représentant de Dailymotion. « Il est logique que des autorités telles que l’Arcep se penchent sur ces questions pour garantir un accès large, transparent, et dans les meilleures conditions à l’abonné pour tout les acteurs de la chaîne. C’est la meilleure garantie pour l’usager d’avoir une pleine concurrence et des services de qualité. Les instances européennes semblent partager notre point de vue. »

* Peering : Interconnexion entre deux réseaux, généralement gratuite, permettant aux deux parties de s’affranchir des prestataires et ainsi économiser des frais de transit tout en rapprochant les deux réseaux