Lionel Thoumyre (FDI) : « La musique en ligne doit compter sur des formats interopérables »

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Jusqu’à la fin de année, Vnunet.fr propose une série d’entretiens sur des thématiques fortes de la high-tech. Aujourd’hui, Lionel Thoumyre, juriste du Forum des droits sur l’Internet, revient sur les problématiques économiques et juridiques de la musique en ligne.

Depuis sa création en 2000, le Forum des droits sur l’Internet (FDI) développe un esprit de concertation entre les différents acteurs de l’Internet, l’information et la sensibilisation du public et la coopération internationale. L’un de ses principaux sujets de prédilection concerne la musique en ligne. Lionel Thoumyre, juriste au FDI, revient sur l’évolution de ce marché en pleine effervescence, notamment d’un point de vue juridique, et sur les pistes étudiées pour la mise en place d’une offre légale réellement attractive.

Dans quelle mesure l’iTunes Music Store a-t-il eu un rôle de déclencheur dans le cadre du démarrage du marché de la musique en ligne ?
Bien qu’ iTunes Music Store n’ait pas été le premier service légal sur le marché, la plate-forme de musique d’Apple a permis l’envol du marché en nivelant les prix par le bas et en proposant des titres à un euro. Dans la foulée, les autres acteurs ont dû s’aligner sur ce tarif. Résultats : leurs marges sont aujourd’hui très faibles, d’après les principaux intéressés.

Apple semble compter davantage sur les ventes de l’iPod que sur les éventuels bénéfices tirés de la vente de musique. Dans ce contexte, comment les concurrents qui ne vendent pas de baladeurs numériques peuvent-ils s’en sortir ?
Il est vrai qu’Apple fausse quelque peu les données économiques avec son modèle de vente qui s’appuie en grande partie sur l’iPod. C’est pourquoi il devient de plus en plus pressant d’établir un nouveau modèle pour les autres acteurs. Si leurs marges sont très faibles, une explosion des ventes de musique en ligne pourrait leur permettre de dégager des bénéfices plus importants. Pour cela, il est nécessaire de préparer le terrain, en commençant par régler le problème du manque d’interopérabilité des formats audio, qui empêche le propriétaire d’un baladeur numérique d’acheter sa musique chez n’importe quel vendeur en ligne. Dans ce contexte, il est difficile d’appâter des consommateurs qui ne s’y retrouvent plus dans cette jungle et qui risquent de perdre leur confiance dans le système de vente en ligne.

Les différents acteurs de la musique en ligne ont-ils tous intérêt à se diriger vers cette interopérabilité ?
Non, on l’a d’ailleurs vu dans le cadre de l’affaire qui a opposé récemment VirginMega à Apple : VirginMega souhaitait obtenir une licence pour vendre de la musique au format AAC d’Apple et avait dans ce but saisi le Conseil de la concurrence. Celui-ci a alors statué qu’Apple n’était pas en position dominante dans la mesure où des méthodes simples de contournement des mesures techniques de protection des fichiers numériques existent [via la gravure sur un CD-Rom, Ndlr]. Du coup, d’un point de vue juridique, on est aujourd’hui face à un paradoxe : d’un côté, il existe une directive européenne qui interdit le contournement des protections et, de l’autre, le Conseil de la concurrence légitimise en quelque sorte ce contournement. Aujourd’hui, les avis sont partagés sur la nécessité de l’interopérabilité des formats. Les distributeurs la demandent depuis le début, de même que les interprètes, tandis que les auteurs et les producteurs y sont farouchement opposés.

Cette situation peut-elle changer dans un proche avenir ?
Elle doit changer mais elle ne le pourra que si on assiste à une baisse du chiffre d’affaires de la musique en ligne. Si ce n’est pas le cas, je pense que les choses continueront dans la voie actuelle, au détriment des consommateurs. Au risque de voir ces derniers se tourner vers des systèmes de partage de fichiers illégaux.

Les constructeurs de baladeurs ne risquent-ils pas de proposer à l’avenir des modèles n’acceptant que les formats sécurisés ?
Prenez aujourd’hui l’exemple d’Apple, qui vend un baladeur n’acceptant que l’AAC, son format sécurisé, et le MP3, un format totalement ouvert. Ce qui lui permet de jouer sur les deux tableaux en répondant aux demandes des producteurs, qui ne donnent leurs droits qu’à la condition que la musique vendue soit protégée, tout en offrant la possibilité au consommateur de stocker sur son appareil des morceaux téléchargés. D’où un certain malaise : pour que cette économie soit viable, on est obligé de proposer un baladeur acceptant les formats ouverts pour contenter les adeptes du P2P.

Les mesures de filtrage et la répression peuvent-elles constituer une parade à ces échanges de fichiers illégaux sur l’Internet ?
Je ne le pense pas dans la mesure où les utilisateurs de logiciels d’échanges P2P s’adaptent continuellement à la situation. On a pu le constater dès les premières actions contre le service d’échanges pionnier, Kazaa : les utilisateurs se sont alors tournés vers eMule, puis à nouveaux vers d’autres systèmes quand celui-ci a également été inquiété. De plus, on voit désormais apparaître des réseaux comme Freenet ou Overnet qui décomposent chaque fichier en différentes parties, rendant impossible la traque des téléchargeurs. Aujourd’hui en France, même si les chiffres divergent selon les sources, plusieurs millions de personnes téléchargent illégalement des fichiers sur Internet, soit une bonne partie de la population.

Quelles sont aujourd’hui les sanctions applicables, en France, aux personnes ayant téléchargé illégalement de la musique ?
Les peines sont très modulables en fonction de la gravité de l’infraction et surtout de la façon dont va s’organiser la défense. Les peines maximales sont de 300 000 euros d’amende et trois ans de prison pour les personnes ayant distribué des oeuvres (notamment les uploaders). Les juges disposent donc d’une fourchette assez large : on a ainsi vu récemment à Blois un internaute condamné à 20 000 euros d’amende tandis que d’autres s’en sont beaucoup mieux sortis. Le problème vient du fait que les lois sur la contrefaçon sont originellement destinées à lutter contre des trafics très différents, comme celui des produits de luxe, susceptibles de déstabiliser une économie. D’où une incompréhension du public, et notamment de la jeunesse, vis-à-vis des montants de ces peines qui semblent injustifiées par rapport à un acte de téléchargement pris isolément. Je pense donc qu’un travail est nécessaire sur la gradation de ces peines.

Peut-on envisager une certaine tolérance juridique vis-à-vis du téléchargement d’oeuvres fait à des fins personnelles ?
Nous y avons réfléchi collectivement avec l’ensemble des acteurs, certains sont favorables à un élargissement de la tolérance qui existe aujourd’hui à travers l’exception pour copie privée. On pourrait ainsi envisager une augmentation de la « taxe » sur les CD-Rom, l’étendre aux disques durs ou encore imposer une compensation au niveau de la fourniture d’accès Internet. Un système de licence légale, qui autoriserait les téléchargements en échange du paiement d’une redevance annuelle, pourrait également être envisagé. Pour le moment, nous ne sommes pas parvenus à trouver un consensus. Mais on peut s’attendre à trouver ce type de propositions sous forme d’amendements lors de la transposition de la directive sur les droits d’auteur et droits voisins.

Mais l’exception pour copie privée ne prévoit-elle pas que le copiste doit posséder l’original de l’oeuvre ? Et quid des dispositions légales indiquées sur les produits audiovisuels, précisant que toute reproduction est interdite ?
Je n’ai, à ce jour, rencontré aucune doctrine juridique précisant qu’une personne doit être en possession d’un original pour en faire une copie. Quant aux dispositions contractuelles indiquées sur les produits, on peut se demander si elles sont vraiment légales. L’article L122-5 du code de la propriété intellectuelle est ainsi rédigé : « Lorsque l’oeuvre est divulguée, l’auteur ne peut interdire les copies qui sont effectuées par le copiste pour son usage privé. » Ces dispositions pourraient donc tout simplement être considérées comme nulles car contraires à la loi. C’est pourquoi les ayants droit tiennent à mettre en place des protections techniques sur les oeuvres : ainsi, ils n’interdisent pas la copie mais le contournement des mesures de protection. Cela dit, la transposition en droit français de la directive européenne sur les droits d’auteur et droits voisins, qui devrait se faire en 2005, risque de compliquer les choses. Cette directive précise que lorsqu’une exception a été prévue par le législateur, elle ne doit pas porter un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’ayant droit.

Ne risque-t-on pas d’assister à une remise en cause de l’exception pour copie privée ?
Je ne le pense pas car cela créerait un déséquilibre entre les droits de propriété des ayants droit et le « droit » à la copie privée – qui n’en est pas vraiment un juridiquement – du grand public. De plus, il ne faut pas oublier que la copie privée constitue un mode de diffusion des oeuvres, c’est une publicité gratuite. Certes, on assiste aujourd’hui à un abus généralisé des adeptes du P2P qui est incontestablement nuisible aux ventes des produits concernés. Mais peut-être n’est-ce qu’une frénésie temporaire due à la jeunesse de ces réseaux d’échanges. Je suis persuadé qu’une offre légale pourra séduire les internautes si chacun est prêt à entamer le dialogue et à faire des compromis. Et c’est justement notre rôle d’instaurer ce dialogue et de proposer des pistes de réflexion. Le FDI vient d’ailleurs d’être mandaté par les ministères de la Culture et de l’Education nationale pour créer des guides de sensibilisation des internautes, notamment des jeunes, aux enjeux de la création artistique. Ces guides seront distribués gratuitement, au plus tard en mars 2005, sous forme numérique via Internet et au format papier.