P2P : la licence légale proposée à l’Assemblée nationale

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Une proposition de loi vise à légaliser les échanges de fichiers contre rémunération des ayants droit. Une initiative vivement contestée.

Petit à petit, l’idée de légaliser les échanges de fichiers en ligne fait son chemin. Le député (UMP) Alain Suguenot a déposé, le 13 juillet dernier, une proposition de loi visant à « légaliser les échanges de fichiers protégés sur des services de communication en ligne par des particuliers à des fins non commerciales et à la rémunération des ayants droit ». En d’autres termes, cela reviendrait à instaurer la licence légale sur les oeuvres protégées par le droit d’auteur qui circulent sur les réseaux peer-to-peer (P2P).

Défendue notamment par l’Adami (société de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes) et l’UFC-Que choisir (voir édition du 3 juin 2006), la licence légale, aujourd’hui réservée à la diffusion radio, donnerait un droit d’échange aux particuliers contre rémunération pour les artistes. Celle-ci serait perçue par les fournisseurs d’accès auprès de leurs abonnés qui souscriraient au service d’échange, et reversée à une société de gestion des fonds collectés qui les répartirait à son tour aux différents ayants droit.

Revoir le code de la propriété intellectuelle

Alain Suguenot a bien conscience des enjeux de sa proposition. Dès le début de son exposé de motifs, il prévient que « cette révision du code de la propriété intellectuelle pourrait être la plus importante depuis la loi du 3 juillet 1985, en ce qui concerne les ayants droit de la création ». Il fait notamment référence à la loi instaurant la copie privée qui, à partir de taxes posées sur les supports d’enregistrement (cassettes vidéo, CD/DVD, etc.), permet de rémunérer les artistes dont les oeuvres sont reproduites dans le cadre d’un usage privé. La proposition de loi du député vise aussi à « adapter notre législation aux innovations techniques apparues au cours de ces dernières années ». Une adaptation qui fait grincer des dents.

Notamment du côté de l’industrie cinématographique où l’on s’étonne de la démarche du député qui, en tant que maire de Beaune, accueille annuellement les rencontres internationales de l’ARP (la société civile des Auteurs Réalisateurs et Producteurs). « Monsieur Suguenot connaît parfaitement la problématique du financement du cinéma français qui repose sur un fonds de soutien », explique Frédéric Delacroix, délégué général de l’Alpa (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle), « et je ne pense pas que la licence légale soit adaptée. » Le délégué général s’interroge sur le tarif par abonnement Internet qu’il faudrait imposer pour arriver au montant du fonds de soutien. « Il ne peut pas être de quelques euros », soutient Frédéric Delacroix.

La solution se trouve dans la VoD

A ses yeux, le principe de licence légale est « assez ravageur car la plupart des films qui circulent sur les réseaux P2P ont le plus souvent une origine illégale, ce sont des fichiers récents dont le film est généralement encore en cours d’exploitation ». Pour lui, la solution se trouve dans le développement d’offres légales à travers la vidéo à la demande (VoD). « Ça arrive », promet-il.

Du côtés des fournisseurs d’accès, « on n’est pas très favorable à la licence légale ». Stéphane Marcovitch, le délégué général de l’association des fournisseurs d’accès français (AFA), s’interroge sur l’opportunité d’une telle pratique : « Si la licence légale vise à remplacer les plates-formes commerciales de téléchargement, est-ce de nature à faire décoller le marché de la musique en ligne ? » Le porte-parole rappelle qu’en tant que signataires de la charte anti-piraterie (voir édition du 28 juillet 2005), les FAI estiment que l’intérêt des artistes passe, là aussi, par le développement d’offres légales.

Récupérer un revenu pour les artistes

« Depuis la signature de la charte, les producteurs ont d’ailleurs largement ouvert leurs catalogues et engrangé une dynamique qu’il serait dommage de casser », précise le délégué général. « Si pour 5 ou 10 euros par mois, les internautes ont accès à toute la musique mondiale, je ne suis pas sûr que l’équation économique soit très réaliste pour les artistes. »

« Il n’y a pas forcément un manque à gagner pour les artistes », estime un porte-parole de l’Adami, « le P2P aide à la notoriété, il n’y a jamais eu autant de monde dans les concerts. » Pour l’Adami, qui considère que le projet de loi d’Alain Suguenot va dans le sens des propositions qu’elle soutient depuis 2003, « l’objectif est de récupérer un revenu pour les artistes plutôt que de perdre son temps à poursuivre les adolescents. Il y aura toujours des échanges sur le Net, la loi n’est plus adaptée à ce qui se passe dans l’univers numérique, il faut chercher une autre manière de diffuser la culture » – et trouver l’économie qui y est associée.

Contraire à la directive droit d’auteur

Il n’en reste pas moins que la licence légale ne résout pas tout. Selon Stéphane Marcovitch, qui précise cependant n’avoir pas pris connaissance de la proposition de loi, la licence légale irait à l’encontre du projet de loi sur les « droits d’auteur et droits voisin dans la société de l’information » qui doit transposer une directive européenne de 2001 et dont la présentation au Parlement a été reportée sine die (selon nos informations, elle pourrait être repoussée à décembre). « Une loi qui irait dans un sens opposé serait contraire à la directive et aux traités internationaux. » Du côté de l’Adami, « on travaille sur le sujet pour vérifier la compatibilité de la licence légale avec la directive ». Pour l’Alpa, la proposition de loi va dans le sens des différents amendements proposés dans le cadre de la transposition de la directive.

De plus, la licence légale est difficilement gérable à l’échelle internationale. En effet, comment rémunérer les artistes dont les oeuvres sont téléchargées par des internautes étrangers non soumis à la licence légale ? « Il est vrai que, bien que l’Adami rémunère déjà des artistes étrangers, la licence légale règlerait le problème pour les artistes français mais pas à l’échelle mondiale », reconnaît le porte-parole, « mais il faut bien commencer un jour pour étendre la solution à l’international. » Enfin, la société de gestion précise que la licence légale se limite aux oeuvres culturelles (musiques, films ou autres) communiquées au public national. Autrement dit, la mise à disposition sur Internet d’un film non diffusé en France, à partir d’un DVD acquis à l’étranger, entrerait dans un cadre illégal. D’où l’intérêt d’une solution mondiale.

Susciter un débat national

Si l’idée d’une licence légale pour les échanges en ligne fait son chemin vers l’Assemblée, elle pourrait vite être arrêtée dans son élan. Le texte n’est pas encore inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée et pourrait ne pas l’être avant la fin de l’année, compte tenu du calendrier déjà chargé (notamment avec la préparation du budget) qui attend les députés qui feront leur rentrée parlementaire le 4 octobre prochain. Une fois inscrit, le texte devra encore être présenté par une commission et/ou examiné par les députés, qui peuvent le rejeter. Mais au moins, la proposition de loi d’Alain Suguenot pourrait susciter un débat national. C’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un Parlement pour traiter un problème aussi complexe que les échanges illégaux sur Internet.